« Mythes fondateurs » et tradition orale dans l’aire culturelle Aja-Tado : Le Royaume d’Abomey

L’aire culturelle Aja-Fon, ou Aja-Tado, couvre le Sud des actuels Bénin et Togo. Selon l’historien Nicoué Lodjou Gayibor, la mosaïque de populations qui la compose présente un certain nombre de caractéristiques communes : elles ont des origines les rattachant à Oyo, au Nigeria, parlent des langues apparentées et pratiquent le culte vodou. Cette aire culturelle transcende donc les frontières passées et actuelles si bien que cette série d’articles sur les « mythes fondateurs » s’attachera, à travers les récits transmis de génération en génération et qui subsistent encore aujourd’hui dans la mémoire des Aja-Fon, à conter l’histoire de la fondation des royaumes précoloniaux qui composaient cet espace.

Axes de migration dans l’aire culturelle Aja-Tado à l’époque précoloniale

(c) Dominique Juhé-Beaulaton (2010)


4/ « Dans le ventre de Dan »

Tous les Béninois connaissent l’histoire mythique de la fondation du Royaume du Dahomey (ou Royaume d’Abomey) aux alentours de 1645 par Houegbadja.

La tradition raconte que ce prince originaire d’Allada, se serait imposé aux chefs locaux avant de bâtir son palais sur le corps écartelé du dernier roitelet qui lui résistait, Dan. Ainsi, le nom du Royaume du Dahomey, littéralement « Dans le ventre de Dan » en fon-gbé, est-il généralement interprété comme procédant de cet évènement fondateur.

Pourtant, la mort de Dan n’est que l’épisode final d’une longue série d’évènements qui se déroulèrent sur trois générations entre Allada et Abomey. Par ailleurs, ce meurtre a sérieusement été remis en question par les historiens du fait que le nom de « Daumé » (selon les retranscriptions européennes) figurait déjà sur des atlas datant de 1560, 1570 et 1575, soit des décennies avant le régicide que la mémoire populaire retient.

Cet article cherchera donc à remettre en perspective l’Histoire de la fondation du Royaume du Dahomey, depuis les origines d’Allada jusqu’à la date de création officiellement reconnue par les historiens.

La querelle des trois frères d’Allada

De même que pour le Royaume de Porto-Novo, l’histoire d’Abomey trouve ses racines dans la querelle des trois frères d’Allada.

Pour rappel, en 1610, le roi d’Allada venait de mourir et trois princes se disputaient le pouvoir. Ils finirent par trouver un accord et se séparer. L’un des frères (Kokpon ou Medji), demeura roi d’Allada et conserva la lance sacrée des souverains. Zozibé (Zozézibé ou encore Tê-Agbanlin) partit vers les terres d’origine de sa mère pour fonder Porto-Novo, muni de l’instrument sacré « Gon ». Enfin, Do-Aklin (ou Dogbagri), le plus jeune, emporta le Kataklé (siège sacré) et partit vers le nord.

 Kataklés d’Abomey (Dakodonou, Ouegbadja, Akaba, Agadja) devant la salle des trônes (zinkpoho) de la cour du palais de Guézo

© Musée Albert-Kahn

 Do-Aklin l’infortuné

Tandis que ses frères finirent par connaître le succès, la migration de Do-Aklin fut quant à elle fort malheureuse. Alors qu’il s’était installé dans un village à environ sept kilomètres au nord d’Allada, auprès de son grand-oncle, ce dernier lui demanda de reprendre sa route. Sachant sa fin proche, l’ancien craignait en effet que de sanglantes querelles de famille n’éclatent pour des questions de succession.

Do-Aklin et sa suite, surnommés « Alladahonou » (« gens d’Allada ») furent donc contraints de s’installer quelque treize kilomètres plus loin. Depuis son campement provisoire, le prince s’attacha les services d’un magicien, qu’il envoya explorer les alentours afin de trouver une terre propice à une installation définitive. Mais au cours de l’un de ses voyages, le magicien fit la rencontre d’un vodoun[1] malfaisant. Bien qu’il réussît à l’abattre grâce à ses sortilèges, le magicien succomba à son tour quelques jours plus tard.

Ce contexte néfaste poussa une fois de plus Do-Aklin sur la route de l’exil, où il vit son fils aîné mourir d’une étrange maladie avant de perdre la vie dans des circonstances similaires.

Installation à Gbojetinsa et émergence d’une dynastie

Les deux fils survivants de Do-Aklin, Ganyê-Hêsu et Dako, prirent la tête de la migration des Alladahonou vers le nord. Après une journée de marche, ils arrivèrent sur le plateau de Gbojetinsa, habité approximativement depuis le IXè siècle par les Gédévi, un peuple d’origine yoruba.

Désireux de s’installer sur ces terres d’abondance, Ganyê-Hêsu dû négocier avec Kpahè, chef de la terre (ou « aïnon »), pour obtenir une parcelle. Après de longs débats, car Kpahè était avide de richesses, Ganyê-Hêsu dû verser 201 cauris pour pouvoir s’établir.

La vaste parcelle qui lui fut attribuée se trouvait parsemée d’arbres résineux (« houa ») à tronc blanc-citron (« we-we »). C’est pourquoi la suite de Ganyê-Hêsu et Dako la nommèrent « Houawe », nom qui finit par désigner l’ensemble du plateau de Gbojetinsa après que les nouveaux arrivants eurent soumis les peuples autochtones.

En effet, Ganyê-Hêsu, Dako et les Alladahonou ne tardèrent pas à s’attaquer aux différentes chefferies qui occupaient le plateau, usurpant des terres et provoquant des guerres afin d’accroître leur territoire.

Après le temps de la guerre vint celui de la construction : Ganyê-Hêsu, s’estimant suffisamment implanté dans le pays, décida qu’il était temps de retourner à Allada pour se faire introniser selon les rites pluriséculaires issus de Tado et ainsi établir une nouvelle dynastie adja à Houawe.

Mal lui en prit car Dako n’hésita pas à lui usurper le trône en son absence. Quand Ganyê-Hêsu revint après trois mois, il était trop tard : Dako avait déjà assis son autorité sur les Alladahonou. Ganyê-Hêsu ne put que se soumettre pour éviter une lutte fratricide et Dako ne lui laissa que des fonctions symboliques tandis qu’il s’imposa comme souverain sous le nom de Dakodonou[2].

Emblèmes royaux de Dakodonou

© Flickr

Visu Aho, fondateur du Royaume du Dahomey

Sous le règne de Dakodonou, on ne parle pas encore de Royaume du Dahomey, bien que Dako et son frère Ganyê-Hêsu figurent dans la lignée officielle des rois d’Abomey. Visu Aho, qui régna par la suite sous le nom de Houegbadja de 1645 à 1685, est considéré comme le véritable fondateur du Royaume.

Ce prince Alladahonou, que certains pensent être le fils aîné de Dakodonou, tandis que d’autres le désignent comme fils de Ganyê-Hêsu, fut choisi comme successeur par Dakodonou, qui le considérait comme le plus apte à faire rayonner sa dynastie à Houawe.

Cependant Visu Aho n’y demeura pas. Selon certaines traditions, c’est au cours d’une chasse qu’il découvrit la terre de Hountome, au nord de Houawe, et décida de s’y établir. Pour d’autres, ce départ fut avant tout un exil car le prince aurait tué le fils d’un chef local suite à une querelle sur la répartition des produits d’une chasse.

Quelle qu’en soit la raison, Visu Aho quitta donc Houawe pour Hountome, où les premiers habitants s’étaient organisés en trois royaumes principaux, Alomankomê, Savakon et Aguntome, et une multitude de petites chefferies. Ce morcellement du territoire rendait la situation géopolitique particulièrement instable, car des luttes intermittentes opposaient fréquemment les différents chefs.

Afin d’apaiser la situation, un Comité d’entente composé de 21 personnalités locales fut mis en place. Chacune des personnalités devaient se voir confier tour à tour le pouvoir sur l’ensemble de Hountome, et ce pendant un an. Cette ingénieuse institution ne parvint toutefois pas à prévenir un conflit majeur entre Savakon et Aguntome. Visu Aho, qui dès son arrivée était entré dans les bonnes grâces d’un sage du nom de Koli, vit en cet événement une opportunité : convaincant le respecté Koli de plaider en sa faveur, il parvint à se faire confier le pouvoir afin d’arbitrer le conflit entre les deux royaumes en tant qu’homme neutre n’ayant aucun intérêt ou attache localement.

Visu Aho n’avait bien évidemment aucunement l’intention de rendre le pouvoir à l’issue de son mandat. Aussi prépara-t-il son coup d’État. Organisant de somptueuses fêtes, couvrant la population de présents, il acquit l’image d’un dirigeant prodigue. Il fit également en sorte de s’attaquer à deux problèmes majeurs rencontrés par la population : l’accès à la terre pour enterrer ses morts et l’accès à l’eau et au bois.

Le chef de la terre Kpahè (auprès de qui Ganyê-Hêsu avait dû négocier l’obtention d’une parcelle) était encore vivant. Toujours aussi cupide, il demandait des prix si prohibitifs aux habitants de Hountome pour leur céder des terrains où inhumer leurs morts que ces derniers n’avaient d’autre choix que de les enterrer dans la forêt, au mépris de toute tradition. Ayant tué Kpahè, Visu Aho déclara non seulement que la terre serait désormais libre d’accès pour tous mais distribua également gratuitement des linceuls aux familles des défunts.

Concernant l’eau et le bois, Visu Aho fit décapiter Zanhouanou, vendeur qui appliquait des taxes exorbitantes sur ses produits. Il nomma à sa place un Ministre des eaux et des forêts dont le rôle consistait à veiller à l’entretien et la bonne utilisation des bois et marigots.

Point d’étonnement donc lorsque le peuple réclama le maintien au pouvoir de Visu Aho à l’issue de son mandat d’un an ! Officiellement accepté de tous, Visu Aho prit le nom de règne de Houegbadja. Un choix qui résulterait d’une comparaison offensante des Alladahonou avec des « poissons ayant abandonné l’eau pour venir sur terre »[3]. Prendre le nom de « Houegbadja » fut pour Visu Aho la manière adéquate de répondre à cette insulte, cette appellation étant l’abréviation de la phrase « Le poisson qui a évité la nasse n’y retourne pas ». Le nouveau souverain marquait ainsi son astuce et sa force.

Emblèmes du roi Houegbadja

© Partages béninois

Houegbadja eut un rôle fondateur dans l’Histoire du Royaume du Dahomey. Il rebaptisa Huntome en Agbome (ou Abomey) suite à la construction d’une grande muraille (« agbo ») destinée à protéger son palais. Il procéda à la dissolution du Comité d’entente et fonda les institutions qui perdurèrent jusqu’à la chute du Royaume d’Abomey, à l’aube du XXe siècle.

Mur d’enceinte du palais privé de Ghézo (1818-1858)

© Musée Albert-Kahn

À propos de Dan

Le meurtre du chef Dan, qui aurait donné son nom au Royaume, semble donc bien peu de choses dès lors que l’Histoire d’Abomey est contée depuis ses origines. Malgré sa place majeure dans la mémoire populaire, les historiens ne donnent pas à ce régicide force d’acte fondateur.

Mais d’où proviendrait alors le nom de « Dahomey » ? L’historien Dunglas a proposé l’explication jugée la plus crédible selon ses confrères. Pour lui, « Dan ho mé » signifierait « Dans la maison de Dan », « Dan » étant un titre officiel porté par les chefs du plateau d’Agbomey. Une interprétation moins sanglante que le suggère le mythe fondateur !

Sources :

  • Cornevin, R. (1962) Histoire du Dahomey, Paris, Mondes d’outre-mer, Berger-Levrault
  • Oké, R. « Les siècles obscurs du Royaume aja du Danxome » in Medeiros,  F., (ss. Dir.), 1984, Peuples du Golfe du Bénin (Aja-Ewé), Paris, Karthala
  • Palau Marti, M., 1964, Le roi-dieu au Bénin, Paris, Mondes d’outre-mer, Berger-Levrault

[1] Objets de culte, les vodoun peuvent être des fétiches, des ancêtres divinisés, etc.

[2] Ce nom fait référence au meurtre de Donou par Dako.

[3] Cette insulte serait liée au fait que les ancêtres des Alladahonou s’installèrent quelques temps aux abords du Lac Ahémé.

 

 

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