« Mythes fondateurs » et tradition orale dans l’aire culturelle Aja-Tado : Le Royaume de Porto-Novo

L’aire culturelle Aja-Fon, ou Aja-Tado, couvre le Sud des actuels Bénin et Togo. Selon l’historien Nicoué Lodjou Gayibor, la mosaïque de populations qui la compose présente un certain nombre de caractéristiques communes : elles ont des origines les rattachant à Oyo, au Nigeria, parlent des langues apparentées et pratiquent le culte vodou. Cette aire culturelle transcende donc les frontières passées et actuelles si bien que cette série d’articles sur les « mythes fondateurs » s’attachera, à travers les récits transmis de génération en génération et qui subsistent encore aujourd’hui dans la mémoire des Aja-Fon, à conter l’histoire de la fondation des royaumes précoloniaux qui composaient cet espace.

Axes de migration dans l’aire culturelle Aja-Tado à l’époque précoloniale

(c) Dominique Juhé-Beaulaton (2010)


3/ Le mythe des trois frères d’Allada

À l’image des royaumes de Tado, Allada et Abomey, le Royaume de Porto-Novo naquit de la rencontre entre peuples autochtones et migrants Aja.

Porto-Novo avant les Aja

Bien que l’Histoire tende parfois à l’oublier, des peuples habitaient déjà le site du futur Royaume de Porto-Novo. En l’occurrence, les traditions font mention de deux petits États yoruba[1], Akron et Djasssin, qui sont aujourd’hui deux quartiers de la ville de Porto-Novo.

La tradition attribue la fondation de ces micro-États à trois chasseurs qui, chaque jour, afin de débusquer du gibier, parcouraient de longues distances depuis leur village situé dans l’actuel Nigeria. Un jour de forte chaleur qu’ils se reposaient à l’ombre d’une termitière leur apparut un terrifiant génie.

Temple des ancêtres des trois chasseurs, Porto-Novo

© Alain Sinou & Bachir Oloudé

De retour dans leur village, les chasseurs interrogèrent le Fa[2] qui leur indiqua que cet esprit n’était autre que la divinité bienfaisante Abori Messan Adjaga et leur révéla également la manière de s’en attirer les bonnes grâces : il leur fallait entretenir le lieu d’apparition, ériger la termitière en temple et faire offrande régulière à la divinité d’une part du produit de leur chasse.

Pour certains, Abori Messan avait l’apparence d’un monstre à neuf têtes, son nom signifiant littéralement « Nous adorons les neuf têtes ». Pour d’autres, ces termes signifieraient plutôt « Celle qui donna naissance à neuf enfants » et ferait référence à une femme qui eut l’exceptionnelle chance de mettre au monde trois fois des triplés, ce qui lui valut d’être divinisée à sa mort. Toujours est-il que l’actuel temple érigé à Porto-Novo sur le lieu présumé de l’apparition est orné de neuf têtes de serpent.

© Association Omo Yorouba

Les trois chasseurs appliquèrent les recommandations du Fa à la lettre et connurent rapidement une prospérité telle qu’ils décidèrent de s’installer définitivement auprès de leur protecteur.

Le site attira davantage de chasseurs « nigérians » qui vinrent s’y installer avec leurs familles. Ils baptisèrent leur village Akron (ou Aklon). D’autres familles s’installèrent un peu plus à l’ouest sur des terres plus favorables à l’agriculture et fondèrent Djassin. En s’agrandissant, les deux villages s’accordèrent sur la nécessité de se doter d’un chef, intronisé sous le titre d’Agboni-Alousa.

On ne parlait pas de royaume alors car l’Agboni-Alousa n’avait autorité que sur les terres qui entouraient Djassin et Akron ainsi que sur la centaine d’âmes qui y vivait. C’est certainement la raison pour laquelle les villages ne purent résister à l’arrivée des aja.

Pourquoi des aja s’installèrent-ils sur le site de Porto-Novo ?

La querelle des trois frères (tradition dominante)

Les choses vont mal à Allada en 1610. Le roi vient de mourir et trois princes se disputent le pouvoir. Les circonstances de cette querelle sont très floues car les participants et motifs exacts changent en fonction des traditions. Toutes s’accordent en revanche sur la séparation à l’amiable de la fratrie. L’un des frères (Kokpon ou Medji), demeura roi d’Allada et conserva la lance sacrée d’Agassou. Do-Aklin (ou Dogbagri), le plus jeune, emporta le Kataklé (siège sacré d’Agassou) et partit fonder Abomey.  Zozibé (Zozézibé ou encore Tê-Agbanlin) partit vers les terres d’origine de sa mère pour fonder Porto-Novo. Il emporta le Gon, instrument en fer forgé orné de motifs du Royaume d’Allada qui, frappé par des femmes grâce à une tige de fer, permet de faire l’éloge du roi à travers des rythmes rituels.

Un gon

© 7aubenin.com

La tradition au regard des faits historiques

© Robert Cornevin, 1962

Si l’on admet que la querelle princière eut lieu aux alentours de 1610 et que Zozibé-Tê-Agbanlin régna de 1688 à 1729, comme le rapporte la généalogie officielle de Porto-Novo, alors quatre hypothèses peuvent être soulevées :

  • soit que le personnage du mythe des trois frères est une personne distincte du souverain Tê-Agbanlin ;
  • soit que cette querelle est dénuée de fondement historique et constitue un mythe construit a posteriori pour rattacher la famille royale de Porto-Novo à la prestigieuse lignée des Agassouvi ;
  • soit qu’une partition entre trois lignées issues d’Allada a effectivement eu lieu mais que le récit a subi de sérieuses troncatures au fil du temps ;
  • ou encore que les dates retenues par l’Histoire sont erronées.

À ce jour il n’existe aucune certitude mais certains éléments semblent à même de jeter quelque lumière sur ce mystère. Tout d’abord, il paraît important de rappeler qu’il n’existait pas de chronologie écrite avant l’installation d’anciens esclaves brésiliens rapatriés dans les années 1820 et 1830. Ainsi, les dates de règne telles que nous les retenons aujourd’hui ont été fixées d’après l’almanach rédigé par le pasteur sierra-léonais Marshall en 1888. Ce dernier aurait rationalisé différentes traditions orales recueillies auprès de lettrés et fixé des dates de manière plus ou moins approximative en se référant à de grands événements.

Par ailleurs, la Notice sur le Dahomey rédigée en 1900 par l’administrateur Fonssagrives est riche d’enseignements. Fonssagrives y conte l’installation de Zozibé dans la localité de Godomey suite à la querelle fraternelle d’Allada et nous apprend que, malgré cet exil, les liens de vassalité furent maintenus. Pour Fonssagrives, ce n’est qu’une fois que le Royaume d’Allada fut envahi par celui d’Abomey en 1725 qu’un descendant de Zozibé, ne reconnaissant par l’autorité de son nouveau suzerain, vint s’installer sur le site de la Porto-Novo pour y reconstruire le royaume de ses ancêtres déchus, la nouvelle Allada. Yves Person étoffe ce récit en expliquant que ce départ fait suite à la destruction de Godomey, qui avait attisé la colère d’Abomey en raison de son obstination à mener une politique commerciale indépendante. L’hypothèse du raccourci historique est également soutenue par les chercheurs Jean Pliya et Nicoué Gayibor, qui remarquent très justement que Tê-Agbanlin est un titre plutôt qu’un prénom, situation qui a pu conduire à des confusions. En d’autres termes, bien que les traditions majoritaires retiennent que Zozibé et Tê-Agbanlin sont une seule et même personne, il est beaucoup plus probable que le second soit l’un des descendants du premier. Ainsi, bien que la fondation d’Abomey et Porto-Novo soient souvent présentées comme contemporaines l’une de l’autre, il se pourrait en réalité que le Royaume de Porto-Novo soit un siècle plus jeune que le précédent. La lignée de Zozibé aurait en effet vécu plus d’un siècle à Godomey avant de s’installer sur le site d’Abomey.

© Naomi Fagla Médégan d’après Yves Person, 1975

Ces importantes imprécisions historiques ont conduit certains chercheurs à s’interroger sur la véracité du mythe des trois frères. Les traditions recueillies par Lombard et les notes écrites du sous-préfet d’Allada datant de la première moitié du XXème siècle suggèrent plutôt que ce fut le roi d’Allada en personne qui partit de son propre chef pour fonder Porto-Novo, laissant son trône à son frère.

Ainsi, de réelles questions demeurent encore à ce jour sur la chronologie historique de Porto-Novo. En revanche, quelle que soit sa véritable identité, l’ensemble des traditions confirme le rôle de Tê-Agbanlin en tant que fondateur du Royaume.

Tê-Agbanlin le rusé

Certaines traditions suggèrent que Tê-Agbanlin acquis se surnom a posteriori de par sa ressemblance avec une race de gazelles du nom d’agbanlin. Ce serait là la source de l’interdiction faite aux membres de la famille royale de Porto-Novo de consommer de la viande de gazelle. D’autres traditions cependant rapportent que Tê-Agbanlin gagna ce surnom par sa ruse, le personnage étant universellement reconnu pour sa mauvaise foi.

En arrivant à Akron, il demanda ainsi à l’Agboni-Alousa d’avoir l’amabilité de lui attribuer des terres pour s’installer. Afin que le chef ne se sente pas menacé, Tê-Agbanlin lui promit qu’il se contenterait de terres qu’une peau d’antilope suffirait à encercler. Mais, au grand damne de l’Agboni-Alousa, Tê-Agbanlin découpa la peau en fines lanières qu’il plaça bout à bout de manière à s’attribuer une large parcelle. Le chef d’Akron et Djassin lui déclara la guerre pour laver cet affront mais en sortit perdant si bien, qu’impuissant, il dû assister à l’installation de Tê-Agbanlin sur ses terres.

La première initiative de Tê-Agbanlin fut de se bâtir une vaste demeure afin de rassembler famille et partisans. De par son imposante stature, elle était connue dans la région sous le nom d’hogbonou (« la grande maison »). Confortablement installé dans son nouveau foyer, Tê-Agbanlin se livra au pillage des possessions des fermiers alentours. La situation s’envenima au point qu’un accord dû être trouvé afin d’apaiser les tensions : Tê-Agbanlin et l’Agboni-Alousa s’accordèrent sur une stricte délimitation de leurs territoires respectifs, tout sujet se trouvant sur l’un ou l’autre des territoires bénéficiant alors de la protection de son chef. Cette délimitation fut matérialisée par des fossés plantés de piques.

Case commémorative de l’hogbonou de Tê-Agbanlin, Porto-Novo

© Kokoui Joel

Une fois encore Tê-Agbanlin se montra astucieux : il fit en sorte d’accorder une grande liberté à ses sujets et de ne pas punir les délits qui se commettaient sur son territoire afin d’attirer à lui les sujets de son rival. Une fois la frontière traversée, ils se trouvaient définitivement hors de portée de l’Agboni-Alousa. Après quelque temps ce dernier se trouva donc seul en son domaine. Gagné par le désespoir, il se laissa dépérir, laissant ses terres aux mains de Tê-Agbanlin. C’est probablement la raison pour laquelle les Yoruba se référèrent au site sous le nom d’Adjacé (« là où se sont installés les Aja »[3]), marquant leurs distances avec ce souverain étranger.

C’est ainsi que Tê-Agbanlin se proclama roi de Hogbonou (d’après le nom de sa demeure) et conquis tous les villages alentours. Il mit en place une organisation étatique similaire à celle d’Allada et y rétablit les vodoun[4] et objets rituels de sa patrie d’origine. Il régna sur le royaume jusqu’à ce qu’un python l’avalât. Il fut à l’origine d’une lignée qui se succéda sur le trône jusqu’au début du XXème siècle.

Objets rituels du Royaume de Porto-Novo

© Foa, Le Dahomey, 1895

Le nom « Porto-Novo » n’apparut que dans les années 1750, période où les premiers commerçants brésiliens commencèrent à entretenir des relations avec le royaume. Ces termes en langue portugaise désignent encore aujourd’hui la capitale politique de la République du Bénin.

Sources :

  • Cornevin, R. (1962) Histoire du Dahomey, Paris, Mondes d’outre-mer, Berger-Levrault
  • Houseman, M. (2012) « Note sur les récits de fondation des royaumes Aja-Tado du Sud Bénin » dans Dominique Casajus; Fabio Viti. La terre et le pouvoir. A la mémoire de Michel Izard, CNRS Editions, pp.223-248.
  • Kakai, S. H. F. (2011) Le vote ethnique au Bénin. Contribution a une étude sociopolitique de l’élection. Université d’Abomey-Calavi. 672 p.
  • Palau Marti, M. (1964) Le roi-dieu au Bénin, Paris, Mondes d’outre-mer, Berger-Levrault
  • Person, Y. (1975) Chronologie du royaume gun de Hogbonu (Porto-Novo). In: Cahiers d’études africaines, vol. 15, n°58, pp.217-238;
  • Sinou, A., Oloudé, B. (1988) Porto-Novo, ville d’Afrique noire. Collection Architectures traditionnelles, Marseille, Parenthèses-Orstom-Pub. 177 p.
  • Site du centre culturel Ouadada [Consulté le 06/08/2018] : http://www.ouadada.com/articles/infos-tourisme-au-benin/decouvrez-le-benin/porto-novo-capitale-du-patrimoine-historique

[1] Groupe ethnique majeur d’Afrique de l’Ouest, présent au Sud du Nigeria, Bénin, Ghana, Togo, et en Côte d’Ivoire

[2] « Le Fa est un système divinatoire originaire du Nigéria et utilisé par les populations du Bénin dans un but de s’informer sur ce que leur réserve l’avenir ou sur des problèmes précis. C’est aussi un moyen utilisé pour avoir des explications sur des phénomènes de la nature, des comportements d’une personne, le devenir d’une activité, l’avenir en général ». Source : Patrimoine Bénin

[3] Il faut rappeler ici que Tê-Agbanlin appartient à l’ethnie « Aja ».

[4] Objets de culte, les vodoun peuvent être des fétiches, des ancêtres divinisés, etc.

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