THOMAS SANKARA ET LES NOUVEAUX COMBATS : L’ECOLOGIE, LE FEMINISME, LA DETTE

 Se définissant, dans ce discours à l’ONU, comme l’héritier « de toutes les révolutions du monde », Sankara a tenté de tirer le bilan des contradictions, erreurs et limites des révolutions précédentes. En témoigne l’importance qu’il accorde à certaines questions jusque-là absentes ou sous-estimées dans les pensées et expériences africaines de libération. « Je ne suis ici que l’humble porte-parole d’un peuple qui refuse de se regarder mourir pour avoir regardé passivement mourir son environnement naturel », annonce-t-il à la Conférence internationale sur l’arbre et la forêt de Paris en 1986, ajoutant que « dix millions d’arbres ont été plantés dans le cadre d’un programme populaire de développement de quinze mois ». Il fait à cette occasion un premier bilan de l’entrée de l’écologie dans l’agenda politique burkinabé. « L’impérialisme est le pyromane de nos forêts et de nos savanes », commente-t-il pour expliquer cette nouvelle priorité en dépit de la pauvreté de son pays. Le bilan est en effet conséquent : mobilisation pour la lutte contre la désertification, campagnes pour la plantation d’arbres lors des fêtes familiales ou publiques et dans tous les programmes de construction de logements. Pour Sankara, l’écologie est également une question de « développement ». Le Burkina s’engage dans l’agro-écologie. Pierre Rabhi, le fondateur de cette approche qui se donne pour objectif l’autonomie alimentaire, témoignera plus tard du rôle avant-gardiste de Sankara dans ce domaine. En avance sur son temps, Sankara explique que la préservation des écosystèmes est un problème global. Comme il le fait, en 1986, sur un plateau de télévision française, alors qu’il est interrogé sur la désertification dans son pays : Nous estimons que la responsabilité de ce fléau n’incombe pas seulement à ces hommes et à ces femmes qui vivent au Burkina Faso mais également à tous ceux qui, loin de chez nous, provoquent de façon directe ou indirecte des perturbations climatiques et écologiques. […]

Oui, la lutte contre la désertification est un combat anti-impérialiste.

L’égalité entre les sexes est la deuxième question jusque-là occultée, ou sous-estimée, dont Sankara s’empare de manière offensive. Il conçoit cette égalité comme une condition indispensable au développement du pays. Symboliquement, une « journée du marché au masculin » est ainsi instaurée pour sensibiliser au partage inégal des tâches ménagères. Sankara avance même l’idée d’un « salaire vital », c’est-à-dire le prélèvement à la source d’une partie du salaire de l’époux pour le reverser à son épouse. Mais en dépit de l’ambiance révolutionnaire, la société burkinabé reste dubitative. « La propagande autour du “salaire vital” suscit[e] bien des espoirs chez les femmes, souligne rétrospectivement l’homme politique belge et spécialiste de l’Afrique Ludo Martens. Mais finalement, ce mot d’ordre ne connaît même pas un début d’application. » Le président du Faso est conscient des limites du volontarisme sur une telle question que seule la mobilisation des femmes elles-mêmes peut faire avancer : « L’émancipation, tout comme la liberté, ne s’octroie pas, elle se conquiert. Et il incombe aux femmes elles mêmes d’avancer leurs revendications et de se mobiliser pour les faire aboutir. »

L’analyse de la dette et l’appel à en refuser le paiement constituent le troisième grand apport spécifique de Sankara. La victoire du néolibéralisme aux États-Unis, au Royaume-Uni et bientôt dans tous les pays européens, au début des années 1980, a eu des répercussions immédiates sur les pays africains. La hausse des taux d’intérêt pour les emprunts de ces pays et la baisse du coût des matières premières se cumulent pour les étrangler financièrement et les contraindre à s’endetter toujours plus pour payer…leurs dettes et ses intérêts. Cette « crise de la dette » qui frappe de plein fouet les pays dominés au cours des années 1980 sert de prétexte aux institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) pour imposer aux pays africains des plans de rigueur drastiques obligeant les gouvernements à abandonner toute politique sociale et à favoriser – à des conditions hyper-défavorables aux populations – l’implantation des multinationales prédatrices. Au sommet de l’OUA, en juillet 1987, le président du Faso lance devant ses homologues ébahis un mémorable discours qui restera dans l’histoire comme l’un des plus marquants manifestes contre les dettes injustes et illégitimes : 

La dette s’analyse d’abord de par son origine. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêté de l’argent, ce sont eux qui nous ont colonisés. Ceux sont les mêmes qui géraient nos États et nos économies […].

La dette, c’est encore le néocolonialisme ou les colonialistes se sont transformés en assistants techniques (en fait, nous devrions dire en « assassins techniques »). Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement […]. On nous a présenté des dossiers et des montages financiers alléchants. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus.

La dette sous sa forme actuelle est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers. Faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. […]

Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n’avons pas de quoi payer. Nous ne pouvons pas payer la dette parce qu’au contraire les autres nous doivent ce que les plus grandes richesses ne pourront jamais payer, c’est-à-dire la dette de sang […]. Quand nous disons que la dette ne saura être payée, ce n’est point que nous sommes contre la morale, la dignité, le respect de la parole. [C’est parce que] nous estimons que nous n’avons pas la même morale que les autres. Entre le riche et le pauvre, il n’y a pas la même morale.

Moins de trois mois après, Thomas Sankara est assassiné. Il avait prévu cette possibilité en soulignant à Addis-Abeba la nécessité d’un refus collectif du paiement de la dette « pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner ». Et de prophétiser : « Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence. »

Bouamama Said, Figures de la révolution africaine, De Kenyatta à Sankara, Paris, La Découverte, 2014, pp 285 – 288

Photo : Myriam Makeba – Thomas Sankara – Tshala Muana – Nayanka Bell – Nahawa Doumbia – Georges Ouédraogo

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