Du « Dahomey » au « Bénin » : une affaire de sémantique ?

Le 1er août 1960, le Dahomey devient le premier membre de l’Entente Sahel-Bénin, par ailleurs composée de la Côte-d’Ivoire, de la Haute-Volta et du Niger, à accéder officiellement à l’indépendance. Mais quinze années s’écoulent avant que le pays adopte son nom actuel de « République du Bénin », rompant alors avec la dénomination qui désigna successivement un royaume, le protectorat puis la colonie administrés par la France à partir de 1892. Entre volonté d’affirmer la rupture avec l’ancienne puissance colonisatrice et construction de l’identité nationale, retour sur un épisode historique loin d’être anecdotique.

Politique et pluralisme socio-ethnique en République du Dahomey

En fixant les frontières de la « Colonie du Dahomey et Dépendances », le colonisateur rassemble dans un premier temps, au sein d’une même entité territoriale, des peuples qui ne maintenaient pas entre eux des relations étroites et présentaient des cultures et modes d’organisation socio-politique distincts. Le Sud du territoire se composait d’entités structurées et plus centralisées (Royaumes du Dahomey et de Porto-Novo) tandis que les royaumes du Nord (Nikki, Kouadé, Djougou) l’étaient moins. Existaient également nombre de sociétés « a-étatiques ».

Dans un deuxième temps, le colonisateur construit des stéréotypes qui figent les groupes dans des catégories distinctes dont les différences culturelles, clivages et spécificités sont accentués. L’historien Clément Vodouhè parle ainsi de création d’une « conscience ethnique ».  Cette dernière conduit à la fragmentation des peuples du Dahomey et permet au colonisateur d’assoir plus facilement sa domination.

 

Ainsi, lorsque vient le temps de l’indépendance, coexistent sur le territoire de l’actuel Bénin environ onze groupes socio-ethniques regroupant un total de 43 ethnies. Tandis que les groupes du Nord tendent à s’identifier davantage aux Burkinabés et aux Nigériens pour des raisons linguistiques et culturelles, les groupes du Sud partagent plus de similarités avec les Nigérians et les Togolais. Il n’existe pas de conscience nationale mais plutôt un certain « chauvinisme ethnique ».

Dans l’Etat multi-ethnique et multiculturel qui naît en 1960, il n’est donc pas étonnant que les partis trouvent leur fondement dans l’ethno-régionalisme : le Parti du Renouveau Démocratique (PRD) de Sourou Migan Apithy représente les intérêts du Sud (ancien Royaume de Porto-Novo) face au Mouvement Démocratique du Dahomey (MDD) d’Hubert Maga (anciennes chefferies du Nord) et à l’Union Démocratique Dahoméenne (UDD) de Justin Tometin Ahomadegbé (ancien royaume du Dahomey au Centre-Sud).

Ces élites font usage du tribalisme et du clientélisme à base ethno-régionale pour acquérir et conserver le pouvoir. Elles mobilisent les suffrages en accentuant l’altérité avec les autres régions, elles forment des ententes avec les associations de ressortissants d’une région donnée et les instances coutumières. Les familles royales et chefferies traditionnelles soutiennent quant à elles le leader politique le plus offrant. Les partis sont fragiles ; ils se font et se défont au gré des alliances ponctuelles regroupant systématiquement deux régions contre la troisième.

Ce fait ethnique cause une instabilité politique et institutionnelle chronique. Entre coups d’État militaires et rétablissement du pouvoir civil, le pays ne compte pas moins de cinq constitutions et dix Présidents sur la période 1960-1972. Elle empêche le développement économique et social et affecte profondément les Dahoméens car c’est l’appartenance ethnique et non l’inscription au sein d’une communauté nationale fantôme qui permet l’accès aux services publics.

Le 26 Octobre 1972, ce contexte troublé sert de justification à la prise du pouvoir par un groupe d’officiers supérieurs de l’armée, dont le Capitaine Matthieu Kérékou qui deviendra par la suite Président du gouvernement militaire révolutionnaire du Dahomey.

Le Marxisme-Léninisme et la construction de la citoyenneté béninoise

« Nous proclamons solennellement ce jour, samedi 30 novembre 1974 que la société nouvelle où il fera bon vivre pour chaque Dahoméenne et chaque Dahoméen, sera une société socialiste. » Deux ans après le coup d’Etat, dans un contexte de Guerre Froide et de volonté de rupture avec l’Occident, le Lieutenant-Colonel Matthieu Kérékou fait du marxisme-léninisme l’idéologie officielle de l’Etat dahoméen.

Elle appréhende les individus de manière collective et égalitaire, ce qui suppose nécessairement d’abolir toute classification qui segmenterait la société. Le fait ethnico-régionaliste, tel qu’il s’est exprimé et a marqué l’arène politique et la société depuis l’indépendance, est donc incompatible avec une telle idéologie.

Est alors entamé un processus de « neutralisation ethnique » ou « désethnicisation » qui culmine avec la Loi fondamentale de 1979 qui consacre l’égalité entre les ethnies, ayant la possibilité de développer leur culture et langue dans le respect des autres au sein d’une « fédération des ethnies » : l’Etat béninois.

Cette adoption du nom « Bénin » participe du processus de désethnicisation. Il s’agit de marquer la rupture avec la dénomination « Dahomey » qui, en plus de renvoyer à un passé colonial douloureux, consacre symboliquement l’hégémonie de l’ethnie Fon dans l’Etat moderne. Ethnie majoritaire issue  du Centre-Sud et du Royaume précolonial du Dahomey, cette dernière avait assujetti nombre de ses voisins et bâti sa puissance sur le commerce esclavagiste, vendant ses ennemis aux Européens. Aussi, après des décennies de gouvernement colonial fondé sur des clivages ethniques par la suite réexploités par les politiciens postcoloniaux, existe encore dans le Dahomey des années 1970 un sentiment de revanche et de frustration qui empêche l’unité nationale.

La désethnicisation mise en œuvre par le gouvernement révolutionnaire s’apparente donc à  une véritable campagne « anti-féodale » : elle permet l’ascension sociale d’ethnies qui se trouvaient auparavant marginalisées voire assujetties aux Fon.

Dans ce contexte, conserver le nom « Dahomey », avec toutes ses implications, est devenu impossible. Il est nécessaire de trouver une dénomination ne rappelant aucune ethnie en particulier, mais également à même de marquer la grandeur du pays et la rupture avec l’ordre colonial. Le choix du gouvernement se porte alors sur le nom « Bénin », en référence au royaume précolonial éponyme situé dans les frontières de l’actuel Nigeria, dont la prospérité et la gloire ont traversé l’histoire.

L’héritage de la désethnicisation dans le Bénin contemporain

Au cours des années, la volonté de créer un Etat unitaire pousse le régime révolutionnaire de Matthieu Kérékou à nier la diversité, voire marginaliser et réprimer les tentatives d’expression identitaire jusqu’à ce que la crise économique et sociale finisse par mener à la renonciation au marxisme-léninisme en 1990 lors de la conférence nationale qui marque le début du processus de  démocratisation du pays.

Aujourd’hui, force est de constater que la désethnicisation n’a pas porté ces fruits : le fait ethnique demeure vivace au Bénin. Selon la sociologue Andréa Beffay, la population Béninoise ne constitue à ce jour pas « une Nation consciente de son unicité », certaines « micro-Nations » se sentant plus concernées « par les événements du pays frontalier voisin ». Lors des élections, la dimension ethnique prévaut encore sur l’intérêt national. Ainsi, si le Bénin existe de fait, il n’est pas imprégné dans la conscience des Béninois et la manière dont ceux-ci appréhendent la démocratie. La « fraternité » de la devise nationale demeure encore bien souvent appliquée au groupe d’appartenance plutôt qu’à l’ensemble des concitoyens.

Sources :

  • Banégas, R. (2003). La démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin. Paris, Karthala. 496 p.
  • Beffay A. (2010) « Le contrôle juridictionnel de la décentralisation : aspects sociologiques », in Colloque international sur le contrôle juridictionnel de la décentralisation, Les cahiers de l’Association Ouest Africaine des Hautes Juridictions Francophones, pp. 69-74
  • Cornevin, R. (1970) Le Dahomey. Presse universitaire de France
  • Gandaho, E. R. (2010). « Du Dahomey au Bénin: de 1960 à ce jour, vague d’alliances sur fond de crise politique» [En ligne] : http://illassa-benoit.over-blog.com/article-du-dahomey-au-benin-de-1960-a-ce-jour-vague-d-alliances-sur-fond-de-crise-politique-54845047.html [Consulté le 22/01/2018]
  • Giraut, F. (2016). « Changements de noms de pays africains en contexte postcolonial. Quand « l’épuration » se combine à la « fondation » et à la « restauration » toponymiques » [En ligne] : http://neotopo.hypotheses.org/666 [Consulté le 15/01/2017]
  • Kakai, S. H. F. (2011) Le vote ethnique au Bénin. Contribution a une étude sociopolitique de l’élection. Université d’Abomey-Calavi. 672 p.
  • Le Cornec, J. (2000) La calebasse dahoméenne ou les errances du Bénin : du Dahomey au Bénin -Tome II. Paris, L’Harmattan. p.252-291
  • Somé, C. (2009). Pluralisme socio-ethnique et démocratie : cas du Bénin. Université du Québec à Montréal. 152 p.
  • Toro-Engel, A. (2012) « Pourquoi les noms des pays africains ont-ils tant changé? ». Slate Afrique [En ligne] : http://www.slateafrique.com/86411/histoire-explication-noms-pays-africains [Consulté le 23/01/2018]
  • Vodouhè C. C. (2003) « Quelques obstacles majeurs à la construction démocratique de la nation en Afrique occidentale et approches de solution », Afrique de l’Ouest et la quête d’une construction démocratique de la nation. Cotonou (Bénin) 16 p.

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