« Mythes fondateurs » et tradition orale dans l’aire culturelle Aja-Tado : Le Royaume d’Allada

L’aire culturelle Aja-Fon, ou Aja-Tado, couvre le Sud des actuels Bénin et Togo. Selon l’historien Nicoué Lodjou Gayibor, la mosaïque de populations qui la compose présente un certain nombre de caractéristiques communes : elles ont des origines les rattachant à Oyo, au Nigeria, parlent des langues apparentées et pratiquent le culte vodou. Cette aire culturelle transcende donc les frontières passées et actuelles si bien que cette série d’articles sur les « mythes fondateurs » s’attachera, à travers les récits transmis de génération en génération et qui subsistent encore aujourd’hui dans la mémoire des Aja-Fon, à conter l’histoire de la fondation des royaumes précoloniaux qui composaient cet espace.

Axes de migration dans l’aire culturelle Aja-Tado à l’époque précoloniale

(c) Dominique Juhé-Beaulaton (2010)


2/ Et du sang naquit Allada

Les traditions relatant la fondation du Royaume d’Allada sont nombreuses et diversifiées mais toutes s’accordent sur le fait que des conflits de succession pour le trône de Tado conduisirent à l’exil des futurs fondateurs d’Allada au XVIème siècle.

À propos d’un crime, de princes illégitimes et d’une panthère

La princesse et la panthère (Traditions dominantes)

Notre histoire débute bien avant la fondation d’Allada, au XIIIème siècle, période à laquelle les traditions orales les plus répandues prêtent la survenue d’un événement déterminant : la rencontre entre un personnage féminin de la famille royale de Tado et une panthère.

Selon la version officielle, la princesse Aligbonon, fille du roi de Tado, rencontra un esprit ayant pris l’apparence d’une panthère alors qu’elle allait puiser de l’eau. Terrorisées, ses suivantes s’égaillèrent, laissant la princesse seule face à l’esprit-animal. Ce n’est que plus tard qu’elles revinrent, accompagnées de guerriers, pour trouver une princesse intacte et la panthère volatilisée. Neuf mois plus tard, Aligbonon donnait naissance à Agassou, enfant roux et velu. Fils de la panthère, il devint un homme fort aux dents et ongles aussi acérés qu’un félin et engendra une nombreuse descendance qui forma un clan distinct au sein de Tado : les Agassouvi.

Les décennies se succédèrent, marquées par la montée en puissance et en  importance du clan des Agassouvi. Profitant d’une vacance du pouvoir au XVIème siècle, ces derniers tentèrent de s’emparer du pouvoir. Au cours de violents affrontements, le chef du clan acquit le surnom d’Adjahouto (« tueur d’Aja »[1]), en référence au sang versé. Pourtant, il fut vaincu et dut s’exiler avec l’ensemble de son clan pour sauver sa vie. D’aucuns indiquent que la panthère avait offert deux pigeons magiques à la princesse Aligbonon afin que ceux-ci puissent alerter ses descendants par leur chant en cas de danger imminent. C’est en entendant leurs cris après avoir tué son rival pour le trône que le chef des Agassouvi fuit Tado avec son clan.

Agassou

(c) Nofi

Pour d’autres encore, la fameuse rencontre susmentionnée implique la reine de Tado elle-même, et ce bien plus tard, au XVIème siècle. Désespérant d’avoir un enfant, la souveraine avait adressé une supplique aux Dieux qui lui avaient indiqué de répandre des viscères humaines dans un champ. Alors qu’elle s’exécutait, elle y trouva un enfant abandonné, gardé par une panthère et une vache. Adopté par le couple royal, l’enfant devint aussi fort qu’une panthère en grandissant. Cependant, à la mort de son père adoptif, ses opposants refusèrent de le laisser accéder au trône du fait de sa filiation illégitime. Ayant fédéré des soutiens, le prince pris la tête d’un soulèvement et tua le nouveau souverain. Ce régicide l’obligea à s’enfuir avec ses partisans.

            Les épouses rivales du chasseur de Bini (Tradition alternative)

Les ennemis de la famille royale d’Abomey content une toute autre histoire dans laquelle il est question d’un chasseur du Royaume de Bini et de ses deux épouses. Tandis que l’une était princesse, l’autre n’était que simple roturière. Pourtant, cette dernière tomba enceinte avant sa co-épouse. Ivre de rage, l’épouse princière parvint à faire répudier la roturière, qui erra dans la brousse jusqu’à parvenir à Tado. Accueillie par les épouses du roi, elle donna naissance à un fils connu sous le nom d’Agassou : « enfant de l’adultère ».

Tenture fon du 19ème siècle représentant Agassou, sous la forme d’un léopard anthropomorphe (en bas à gauche)

(c) Nofi

Dans les querelles de succession qui opposèrent par la suite les descendants d’Agassou à la lignée Aja dite « pure », cette origine étrangère doublée d’une naissance illégitime (puisque hors mariage) fut invoquée pour nier les droits des Agassouvi au trône. La dispute s’envenima au point que les Agassouvi causèrent la mort d’un prince Aja et furent bannis.

Le roi et l’usurpateur (Traditions de Porto Novo et d’Allada)

La mémoire portonovienne retient l’histoire de Kokpon. Seizième roi de Tado, descendant de Dako-Hwin et Adimola, il avait de nombreux ennemis. Un soir, ces derniers parvinrent à s’emparer de lui. Après l’avoir ligoté et bâillonné, ils le jetèrent dans un lac. Balloté par une violente tempête qui le laissa pour mort, il ne dut son salut qu’à la générosité d’un homme qui le recueillit dans sa demeure et le soigna jusqu’à ce qu’il se rétablît. Kokpon retourna alors à Tado pour se venger et tua son frère qui s’était emparé du trône en son absence. Ce crime lui valut le nom d’Adjahouto (« tueur d’Aja »). Alors que ce régicide et fratricide suscitait des velléités de revanche, Kokpon, craignant pour sa vie, décida de s’exiler.

Les habitants d’Allada content une histoire assez similaire, si ce n’est qu’elle met en scène Yegu, successeur désigné du roi de Tado, au grand damne de ses deux frères qui tentèrent de l’éliminer. L’un deux, Kosoe, le jeta pieds et poings liés dans un lac. Mais, doté de pouvoirs magiques, Yegu parvint à « amener » le lac à l’expulser. Après avoir été aidé par un chasseur de passage, Yegu tua son frère, s’attribua le nom d’Adjahouto et s’en alla avec ses partisans fonder son propre royaume.

« Kokpon » étant un titre porté par les souverains plutôt qu’un prénom, il est probable que les traditions d’Allada et de Porto-Novo traitent du même personnage.

Migrations, batailles et invasions

À ce point de la légende d’Adjahouto, les versions se rejoignent : qui que fut ce « tueur d’Aja » ou quelle qu’ait été sa victime, il prit la tête d’un groupe de migrants qui quitta le Royaume de Tado au cours du XVIème siècle. Malgré la distance modérée séparant Tado du site de la future Allada, les traditions rapportent que la migration fut loin d’être directe et sans encombre.

Il est dit que le clan d’Adjahouto dut à plusieurs reprises affronter les attaques des Aja de Tado et de leurs alliés et vassaux, cherchant à se venger des crimes commis. Pour certains, les exilés n’auraient dû leur salut qu’aux pouvoirs magiques de leur chef : cachant ses partisans dans une forêt, Adjahouto se lança dans une série d’incantations afin de faire déferler une marée de grosses fourmis sur ces ennemis. Piqués de toute part, les poursuivants durent battre en retraite.

Statue d’Adjahouto à Allada

(c) www.edu.ge.ch

Entre batailles et installations provisoires, le clan d’Adjahouto aurait fondé plusieurs villages au cours de son parcours : Dodomè, Akpava, Kpindji… Certains membres de la suite – princes, princesses ou guerriers – ne repartirent jamais, préférant prendre racine ou abandonnés sur le chemin car ralentissant le groupe. Adjahouto aurait ainsi laissé derrière lui une fille ou une sœur que certains récits disent enceinte ou gravement malade. Les descendants de certains de ces laissés pour compte s’imposèrent parmis la noblesse locale.

Ce n’est qu’après plusieurs années que le reste du clan finit pas parvenir à Aïzonoutomé, « pays des Aïzo », du nom de ses premiers habitants.

Il est dit que ses derniers étaient alliés au Royaume de Tado en tant que descendants d’une ancienne vague de migration partie dans un lointain passé. Il n’est en effet pas impossible que leur ethnonyme constitue une contraction de la phrase « Adja Yi Zo », c’est-à-dire « Les Aja partis au loin ». Ainsi, lorsqu’Adjahouto manda un émissaire à la capitale des Aïzo, Davié-Semè, afin de conter ses exploits guerriers, leur roi prit peur. Ne s’agissait-il pas là d’une menace augurant d’une attaque prochaine de son peuple ? Celui-ci avait en effet prêté main forte aux Aja de Tado dans la poursuite du clan d’Adjahouto. Pour éviter que le sang ne soit versé, le roi Aïzo remit donc au « tueur d’Aja » son trône, lui permit de s’installer où bon lui semblerait sur son territoire puis disparut mystérieusement (par honte peut-être) peu avant l’entrée triomphale d’Adjahouto dans sa capitale.

Très vite, les téméraires partisans d’Adjahouto s’imposèrent aux Aïzo et rompirent les liens de vassalité qui soumettaient Davié à Tado. Comparant leur puissance à celle d’arbres aux solides branches (« atin-alade »), ils prirent le nom d’Aladexonou (« sortis des branches solides »). Au fil du temps, « Alade » se transforma en « Alada » ou « Allada ».

La fondation de la nouvelle Tado

Le clan d’Ajahouto avait quitté Tado en emportant les insignes royaux : le trône, les vodoun[2] Houanloko et Agassou, deux lances et deux sabres. Ce vol contribua d’ailleurs très certainement à attiser la haine des habitants de Tado, expliquant ainsi leur acharnement à poursuivre les exilés.

Représentation du voudoun Agassou par Cyprien Tokoudagba

(c) Fondation Zinsou

Faisant apporter le trône royal de Tado, Adjahouto s’y assit et déclara :

« C’est à Adjahouto qu’appartient le trône royal de Tado ; Adjahouto est le roi de tous les Aja ; il est assis sur les Aja ».

Par la suite, il décida de s’installer définitivement à quatre kilomètres environ du palais du roi des Aïzo, au bord d’un cours d’eau, où il lava sa tunique, rouge de tout le sang versé durant son parcours. Il y restaura les vodouns de Tado et y enterra les reste d’Agassou, faisant par là même d’Allada une ville sainte dont il assura le commandement spirituel selon les traditions ancestrales de sa patrie d’origine. Ainsi, Allada s’imposa non pas comme une héritière du Royaume de Tado mais bien comme une transposition de celui-ci en un nouveau territoire.

Postérité

La tradition rapporte qu’Adjahouto s’en fut un jour se recueillir dans un bosquet, à proximité de son palais. Alors qu’il tardait à reparaître, on partit vérifier qu’il n’avait rencontré aucun problème. Mais le souverain s’était volatilisé, ne laissant qu’une termitière là où il s’était tenu. À cet endroit fut érigé un temple où le culte d’Adjahouto perdure encore de nos jours.

De 1539, année où apparurent les premières mentions d’Allada sur les cartes portugaises, à 1724, année où le royaume fut attaqué par son rival Abomey, le royaume d’Adjahouto occupa une place de choix sur les routes commerciales fluviales entre Ouidah et Abomey et compta parmi les États prospères et influents de la région. Il entretint une relation privilégiée avec les Européens : en 1658, le souverain d’Allada envoya un ambassadeur au roi Philippe IV d’Espagne tandis que ce dernier mit des missionnaires catholiques à sa disposition.

Roi d’Allada avec sa cour, 1900

(c) Bénin Tourisme

Cependant, suite à la conquête et destruction quasi-totale d’Allada par son puissant voisin, Abomey, le Royaume ne fut plus qu’un vassal et ne retrouva jamais l’éclat de son apogée.

Sources :

  • Cornevin, R., 1962, Histoire du Dahomey, Paris, Mondes d’outre-mer, Berger-Levrault
  • Gayibor, N., 2011, Histoire des Togolais. Des origines aux années 1960 (Tome 1 : de l’histoire des origines à l’histoire des peuplements), Paris, Karthala
  • Houseman, M., 2012, « Note sur les récits de fondation des royaumes Aja-Tado du Sud Bénin » dans Dominique Casajus; Fabio Viti. La terre et le pouvoir. A la mémoire de Michel Izard, CNRS Editions, pp.223-248.
  • Medeiros,  F., (ss. Dir.), 1984, Peuples du Golfe du Bénin (Aja-Ewé), Paris, Karthala
  • Palau Marti, M., 1964, Le roi-dieu au Bénin, Paris, Mondes d’outre-mer, Berger-Levrault

[1] Il faut rappeler ici que le peuple de Tado appartient à l’ethnie « Aja » et se désigne lui-même sous cet ethnonyme.

[2] Objets de culte, les vodoun peuvent être des fétiches, des ancêtres divinisés, etc.

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