Nous sommes au camp de Thiaroye. Il est 09H30. Des officiers de l’armée Française retournent les armes contre les « Tirailleurs Sénégalais », qui réclamaient leur solde, faisant au moins 70 victimes(plus de 300 morts selon d’autres témoignages), dont 35 seront reconnus par l’État Français à l’époque. Mais ce n’est pas tant la revendication de quelques milliers de francs que la puissance coloniale choisit de mater ce jour-là, mais bien les aspirations à l’égalité et à la liberté qui commençaient à émerger après la guerre.
Avec la seconde guerre mondiale,les sujets français des colonies étaient de nouveau soumis au recrutement et à la conscription. La France avait une longue tradition de l’utilisation des troupes noires, durant la première guerre mondiale déjà, des soldats africains avaient combattu pour elle sur tous les fronts. À partir de 1930,15 000 hommes furent recrutés chaque année et incorporés dans les régiments de «tirailleurs sénégalais», appellation qui désignait tous les soldats noirs des possessions françaises, sans distinction d’origine. En 1939-1940, un contingent de 80 000 hommes fut envoyé en France et 100 000 autres soldats africains franchirent la mer, entre 1943 et 1945, pour aller combattre en Italie et au-delà.
17 000 d’entre eux sont morts pour défendre la France contre l’occupation nazie et de nombreux autres ont été capturés et sont morts ou ont terriblement souffert dans les camps racistes allemands de prisonniers de guerre.
A la Libération, dés 1944, les tirailleurs sénégalais font partie des premiers prisonniers libérés. Leur démobilisation est tout de suite décidée notamment pour une opération de « blanchiment » des troupes françaises. Mais la colère s’est amplifiée devant le refus des autorités
françaises de leur accorder les droits auxquels ils pouvaient prétendre en qualité d’anciens prisonniers de guerre.
On évoquera pas la douloureuse captivité des combattants coloniaux dans les Frontstalags en France et leur compréhensible amertume pour avoir été gardés par leurs propres officiers.
Le général Ingold, directeur des Troupes coloniales, veut que ces ex-prisonniers soient rapatriés le plus rapidement possible tout en maintenant une stricte discipline militaire dans les centres de transition des indigènes coloniaux, où ils sont désormais regroupés, et désarmés par la suite : « Il ne servirait à rien de rétablir l’ordre dans la région girondine avec des troupes indigènes, s’il fallait intérieurement rétablir l’ordre dans nos colonies avec des troupes blanches. » (1)
Le manque de liaison maritime retardera le rapatriement. Un rapport datant du 16 Septembre 1944 indique que les prisonniers de guerre coloniaux, impatients de rejoindre leur terre et leur famille, vivent dans des conditions sanitaires déplorables , sont mal nourris et mal habillés. (2)
Dans son édition du 04 Octobre 1944 , L’Aube attire également l’attention des lecteurs sur l’état lamentable dans lequel ces prisonniers se trouvent et indique qu’ils ne peuvent rien acheter car leur rappel de solde n’a pas été réglé .
Dans les centres de transition, des incidents sont à déplorer . Mme Bader, raconte, qu’un soldat « Sénégalais » , dont elle est la marraine à été frappé au point de sombrer dans le coma. Le sergent auteur des coups lui aurait répondu: « Pour le prestige, Madame, on est obligé de parler à coups de triques ».
En 1944 , les premiers contingents quittent les centres de regroupement sans qu’aucune manifestation d’Adieu, traduisant l’intérêt que porte la France à ces hommes, ne soit organisée.(3)
A leur départ de Cherbourg entre le 09 et le 22 Octobre, ils reçurent une avance de 1500 Francs.
Le 03 Novembre 1944, le navire Circasia, appareille à Morlaix avec 1700 tirailleurs, alors que 300 ont refusé de monter à bord tant que leur situation administrative n’est pas réglée.(4)
Aprés cet acte de rebellion ,ils furent regroupés dans une immense baraque ouverte à tout vent et recouverte d’une mince couche de paille .
Dans une lettre à Mademoiselle Beauvoir , le caporal Poutraka explique :
« Je vous fais savoir que maintenant, je suis au milieu de fils de fer barbelés par la France. Je crois vous avoir déjà parlé de la question de notre solde de captivité, ayant refusé parce que cela, d’après nous, n’était pas notre compte […].
Voilà que le 10 novembre, vers 3 heures du matin [en fait le 11 novembre], en pleine nuit, nous avons vu deux gendarmes entrer dans notre baraque en disant: ‘Levez-vous vite. ‘ Nous sortons, il y a 200 gendarmes formés en cercle avec des fusils ; le capitaine commande « feu ».
On tire sur nous. Il y en a de grièvement blessés ou morts peut-être.
Par conséquent, la France voulait nous tuer parce que nous n’étions pas d’accord pour l’argent de notre captivité. On nous a jetés dans un camp de prisonniers à Trévé: barbelés, sentinelles, rien à manger, un peu de pommes de terre, un morceau de pain pour 24heures .Vous voyez comment la France nous traite. Après quatre ans de souffrance aux mains des Allemands ,c’est maintenant la France qui nous met prisonnier de guerre pour la deuxième fois« . (5)
La circulaire n°2080 du 21 Octobre 1944 – datée d’un mois avant l’arrivée des tirailleurs à Dakar – précise que le rappel des soldes doit être entièrement liquidé (1/4 payé en métropole et les 3/4 au débarquement afin d’éviter les vols pendant la traversée).
Elle sera suivie entre Novembre et Décembre ,d’autres textes et télégrammes modifiant la réglementation de manière plus favorable aux anciens prisonniers de guerre. C’est le cas d’un télégramme du 18 Novembre stipulant la paie de la totalité avant l’embarquement, mais le Circasia avait déjà quitté Morlaix.
Le 21 Novembre 1944, les tirailleurs débarquent à Dakar et sont transportés à la caserne de Thiaroye dans des camions.
La traversée s’est terminée dans un climat de tension: les tirailleurs «ont catégoriquement refusé l’ordre de la hiérarchie de nettoyer les ponts du navire avant de débarquer.» (6)
Lors du débarquement, l’ambiance n’est guère meilleure: «En réponse au discours de bienvenue du gouverneur général, à l’inévitable musique, danses, et la distribution de biscuits, cigarettes et noix de cola », des soldats ont des gestes et des paroles de colère, certains disant «ce n’est pas de la musique que nous voulons, c’est notre argent.»(7)
Le 22 novembre 1944 commencent les procédures de règlement des situations des soldats. La tension est grande, principalement parce que les réclamations des ex-prisonniers ne sont pas satisfaites par les officiers de Dakar.
Selon le film d’Ousmane Sembène Camp de Thiaroye (1988), la hiérarchie tente de leur imposer de convertir leurs francs métropolitains en CFA à un taux de 250 francs CFA au lieu de 500 francs CFA pour 1 000 francs français.
Selon Armelle Mabon, l’échange en monnaie de banques coloniales a déjà eu lieu le 28 novembre et c’est sur le paiement des autres sommes dues, la récupération d’argent déposé sur des livrets d’épargne, des questions d’habillement, de vérification des grades et des droits à avancement que porte le conflit.
Un groupe qui devait être acheminé sur Bamako refuse de partir le 28 novembre tant qu’il n’a pas été intégralement payé.
Cela entraîne la visite du général Dagnan, au cours de laquelle les tirailleurs se font exigeants sur les réponses qu’ils attendent ; sa voiture est bousculée, son autorité s’évanouit, il ne répond à aucune des questions concernant le règlement administratif de la situation. Zonguo Reguema(cf Photo) , ancien prisonnier de guerre rapatrié , témoin direct de la scène ,se rappelle que le général a annoncé aux prisonniers qu’ils ne seraient pas payés à Dakar mais dans leur cercle.
Le général, quant à lui, indique dans son rapport écrit après les faits ; qu’il leur a promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et de texte.
Sur cet ultime serment, les tirailleurs le laissent partir après qu’il eut exprimé son consentement personnel d’ancien prisonnier à les revoir.
Malgré cela, ce dernier est formel: le détachement est en état de rébellion, le rétablissement de la discipline et de l’obéissance ne peut s’effectuer par les discours et la persuasion. Se considérant pris en otage , Dagnan met sur pied une démonstration de force militaire pour les impressionner.
Le général commandant supérieur des troupes de l’AOF de Boisboissel donne son accord pour une intervention armée au matin du 1er Décembre 1944.
35 morts reconnus par la France à l’époque (300 selon d’autres sources ), 70 reconnus le 30 novembre 2014, à Thiaroye, par le président François Hollande.
Il y eu une trentaine de survivants qui furent condamnés à des peines allant de 1 à 10 ans, avec amende, et perte de leur indemnité de mobilisation. Ils ne furent libérés qu’ en 1947, par le président Français de l’époque Vincent Auriol, sans avoir été rétabli dans leur droits, et n’ont pas eu droit à une pension de retraite.
Les corps de la majorité des tirailleurs fûrent enterrés dans une fosse commune, une trentaine ayant eu des tombes individuelles, pour cacher le nombre réel de morts. Le cimetière de Thiaroye 44 fût longtemps laissé à l’abandon.
Aujourd’hui, il a été réhabilité, et est ouvert aux pèlerins Africains.
Le 23 Mai 2004, 60 ans après ce massacre, fut célébrée et instaurée, pour la première fois au Sénégal, la journée du Tirailleur Africain, en souvenir de la date de libération de la ville de Toulon, en France, par les tirailleurs le 23 Août 1944.
Le grand public a découvert cette tragédie seulement en 1988 avec le film du cinéaste et écrivain sénégalais Sembène Ousmane intitulé Camp de Thiaroye produit par le Sénégal et l’Algérie.
Ce massacre est symptomatique du mépris de la part de la puissance coloniale française envers les soldats africains qui avaient combattu pour sa libération pendant la 2ème guerre mondiale. Le film a d’ailleurs été interdit en France pendant 17 ans avant d’être disponible en DVD en 2005.
Hommages aux tirailleurs:
Références :
(1) : AN F9 3816 , rapport concernant les ex-prisonniers indigènes coloniaux de la région Sud-Ouest, Bordeaux , 18 Ocotbre 1944
(2) : AN F9 3815
(3) : AN F9 3815 : Lettre du docteur Pelage, Paris , le 27 Octobre 1944
(4) : AN 21G153(108). Toutes les archives du Sénégal ont été dépouillées par Mansour Kébé dans les années 80 pour l’écriture d’un scénario repris par Ousmane Sembéne . Boubacar Boris Diop, auteur de la piéce de théâtre « Thiaroye, terre rouge » a remis à Mabon Armelle, les archives de Moustapha Kébé . Le nombre 300 est énoncé dans le rapport du 04 Décembre de la direction des Affaires Militaires, CAOM , DAM72, dos 2.
(5) : AN F9 3815 , Lettre du Caporal Poutraka à Mademoiselle Beauvoir, 13 Novembre 1944
(6) M.Echenberg,1978,p 114–traduction F. Croset. «they also refused categorically their officers’ orders to clean the ship’s
decks before disembarking.»
(7) Ibidem – traduction F. Croset. «It’s not music we want, it’s our money.»
Sources
Histoire Générale de l’Afrique Noir , Vol 8 . L’Afrique depuis 1935
Mabon Armelle. La tragédie de Thiaroye, symbole du déni d’égalité. In: Hommes et Migrations, n°1235, Janvier-février 2002.Flux et reflux. pp. 86-95;
Nouvelle histoire des colonisations européennes (XIXe-XXe siècles): Sociétés … De Amaury Lorin, Christelle Taraud
A little-known massacre in Senegal by Nazanine Moshiri
Cahier pour une histoire du massacre de Thiaroye Françoise Croset