La Gréve des Cheminots du Dakar – Niger de 1947

Dès 1881, la France, puissance coloniale occupant la plus grande partie de l’Afrique Occidentale, entreprit un projet de chemin de fer de 1289 kilomètres pour acheminer les ressources de la région vers les côtes.

Carte du chemin de fer Dakar-Niger

Les conditions de travail des cheminots africains furent particulièrement difficiles et précaires, du fait de la discrimination raciale qu’ils subissaient.Le chemin de fer finira par être un instrument de résistance des indigènes, notamment dans le cadre de deux grèves commémorées encore aujourd’hui comme des moments forts de l’histoire du syndicalisme africain.

Déjà en 1938, une 1ere gréve avait éclaté  et la répression de l’armée faisait six morts le 27 septembre 1938 à Thiès (Sénégal).

L’année 1947 marque aussi la commémoration de  cette gréve  des cheminots du Dakar – Niger de 1938. Cette grève avait marqué le début de la carrière politique de nombreux leaders africains dont Léopold Sédar Senghor : entrée dans la légende de la lutte pour l’émancipation, les dirigeants syndicaux trop jeunes pour avoir participé au mouvement espéraient bien dix ans après être à la hauteur de leurs aînés et des martyrs de Thiès.

Les relations de travail étaient empoisonnées aussi par les discriminations raciales : noirs et métropolitains n’avaient pas le même statut et à compétences égales ne touchaient pas les mêmes salaires, les mêmes primes et n’avaient pas droit au même avancement ;

Chef de section du chemin de fer de Kayes – Niger

Enfin une des causes majeures du conflit est que la FSCA (Fédération des Syndicats des Chemins de fer Africains) était entré dans un conflit plus global que celui du travail : la FSCA militait pour l’indépendance à court terme des colonies africaines, et tout conflit local susceptible de faire avancer la cause indépendantiste devait être exploité.

La grève des cheminots de la régie d’exploitation des chemins de fer de l’A. O. F. n’est donc pas un simple conflit du travail mais aussi un conflit politique qui s’inscrit dans le cadre de la lutte pour l’indépendance de l’A. O. F.

Les syndicats présentent des revendications de plus en plus précises et de plus en plus exigeantes. Les dirigeants de la régie finissent par refuser tout dialogue. L’inspecteur du travail pour l’A. O. F. essaie une dernière tentative de conciliation mais en vain. Désormais dirigeants de la régie excédés et dirigeants syndicalistes survoltés sont prêts à un conflit de grande ampleur.

Le 11 octobre 1947 le travail cesse sur l’ensemble du réseau ferré d’A. O. F. : la grève va durer 160 jours et concerner plus de 15,000 des 20,000 cheminots du réseau.

La situation financière des cheminots, comme celle des ouvriers africains en général, était si mauvaise que les dirigeants de la Régie pensaient voir le conflit s’achever faute de grévistes. C’est le contraire qui se produisit.

Les femmes des grévistes cultivèrent les jardins près des cases. Elles furent aidées par les femmes des villages d’origine mobilisées par les réseaux syndicaux et politiques sénégalais principalement.

Sans paye ni revenus en argent, les familles des 15,000 grévistes subsistèrent grâce à la solidarité villageoise. Des femmes des zones rurales parcoururent des centaines de kilomètres pour amener du mil et du sorgho dans les zones urbaines. Les migrations entre colonies eurent même lieu quand une colonie ne pouvait plus nourrir ses grévistes. Les dirigeants politiques noirs orchestrèrent cette opération de ravitaillement à l’échelle de l’A. O. F. toute entière. Pour la première fois l’A. O. F. était paralysée dans son entier.

Faute de trains (et pour cause) les femmes traversaient à pied les étendues de l’AOF pour apporter céréales et légumes aux militants qui bloquaient le réseau.

De son côté la direction de la Régie (qui devait affronter le plus puissant mouvement de grève connu en Afrique francophone ) déploya tous ses réseaux pour faire plier les grévistes. L’armée fut réquisitionnée par le Haut – Commissariat et fournit à la Régie 250 cheminots blancs et assura la sécurité du personnel blanc qui travaillait. L’armée veilla aussi à ce que les voies et les carrefours ferroviaires soient libres. La Régie embaucha 2500 travailleurs noirs et reçut l’aide de près de 900 grévistes qui reprirent le travail : ceux-ci formèrent un « syndicat libre », opposé évidemment à la FSCA.

Image extraite du film « Les pirogues de la terre Haute » tiré du Livre « Les bouts de bois de Dieu » de Ousmane Sembene

En dépit de ces efforts la Régie ne pût assurer qu’un service minimum : sur le tronçon Dakar – Bamako le train ne circulait que deux fois par semaine, ne pour le courrier et ne autre pour le ravitaillement de Dakar. Pour la première fois dans l’histoire syndicale de l’Afrique francophone les salariés noirs allaient l’emporter.

Dès le 26 février 1948 le nouveau Haut – Commissaire Béchard (député SFIO, ancien Secrétaire d’Etat à la Guerre, favorable à une autonomie progressive des colonies) réunit tous les intéressés. Une solution fut rapidement trouvée : l’engagement définitif des travailleurs embauchés comme auxiliaires durant le conflit, l’abandon des poursuites judiciaires engagées contre les militants accusés de sabotage, un cadre unique à l’ensemble de la Régie était adopté, une grille des salaires unique instituée, les salaires étaient légèrement augmentés, les ouvriers qualifiés noirs pouvaient progresser au sein de l’entreprise par concours.

Le 15 mars 1948 les cheminots votent pour adopter ou refuser les propositions de leurs délégués syndicaux : l’arrêt du mouvement est décidé pour le 19 mars à zéro heure.

Ibrahima Sarr, Agent administratif de la Régie des Chemin de fer de l’A. O. F. et Sécrétaire Général du Syndicat des Cheminots africains du Dakar – Niger déclare à ses camarades exténués : « […] les privations que vous avez subies, les sacrifices que vous avez consentis, sont garants d’un avenir meilleur […] ».

Béchard quant à lui déclarait : «[…] Dans cette affaire, il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Il n’y a que des perdants : l’économie de l’A. O. F., les cheminots, la Régie des chemins de fer. […] ».

Les conséquences de cette gréve

Elle aboutit à une augmentation des salaires de 20% malgré entre autres l’emprisonnement du leader syndical Ibrahima Sarr et le licenciement de grévistes.

Avec cette grève les employés africains viennent d’entrer dans la lutte pour l’émancipation, lutte encore réservée avant aux « intellectuels ».

Les conséquences sont aussi politiques : Senghor sort renforcé du conflit, lui qui proclame dans son journal la Condition Humaine « Nous disons Révolution non Révolte ».

Lamine Guèye, le vieux leader socialiste s’est montré trop tiède voire hostile au mouvement. Guèye demande l’exclusion de Senghor de la SFIO et l’obtient. Mais c’est Senghor qui remporte le combat : Guèye passe au second plan du combat pour l’indépendance tandis qu’apparenté au PCF désormais Senghor devient une figure politique nationale. Senghor est désormais l’homme qui a l’appui des cheminots de la FSCA.

Les conséquences sont aussi sociales : la solidarité a permis de « tenir » mais les cheminots et leurs familles, privés de ressource pendant plus de cinq mois, ont souffert.

Hommage

Ousmane Sembene retracera cette tragédie sociale dans son livre intitulé « Les bouts de bois de Dieu« , où il démontrera comment la solidarité et les valeurs de la société africaine sont venus à bout de la résistance de l’administration coloniale.

Ce livre inspirera le téléfilm « Les pirogues des hautes terres » de Olivier Langlois qui contera cette gréve au coeur des intrigues sociales.

Moment de douleur et de lutte, la grève des cheminots du Dakar – Niger devient le thème central de romans fabuleux comme  Le soleil des Indépendances., d’Amadou Kourouma qui rappellent que l’indépendance fut le résultat de souffrance et de sacrifice de la part des Africains.

Références:

Les bouts de bois de Dieu , Ousmane Sembéne

Les soleils des indépendances , Ahmadou Kourouma

Romans disponibles sur : https://market.outalma.com/46-livres

https://www.hglycee.fr/?p=1364

https://pandor.u-bourgogne.fr/img-viewer/CH/CH_1978_4T_n28_art01/iipviewer.html?base=mets&np=CH_1978_4T_n28_084.jpg&nd=CH_1978_4T_n28_124.jpg&monoid=FRMSH021_00008_de-739&treq=&vcontext=mets&ns=CH_1978_4T_n28_085.jpg

http://www.rfi.fr/afrique/20171109-thies-glorieux-fantomes-rail-attendent-reveiller-0

Metisse Noire:
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