Contexte
Le XVIIIème siècle fut un des moments noirs dans l’histoire de l’Afrique. La traite négrière battait son plein. Sur la cote de l’or, une histoire assez singulière s’ouvrait. « Quoi qu’en général les Nègres aient peu d’esprit, ils ne manquent pas de sentiment. » avant même ces mots de Denis Diderot (Encyclopédie de 1772) , un noir africain montrait déjà que la seule capacité du noir n’était pas son aptitude au travail manuel. Anton Wilhem Amo, le nègre qui a fait ses classes en Europe, le nègre qui fut diplômé et professeur d’Université en Allemagne au XVIIIe siècle déjà.
Si aujourd’hui nous avons une certaine connaissance de son histoire, nous le devons en partie à l’homme qui a ouvert la voie à l’indépendance en Afrique Subsaharienne : Kwame Nkrumah. Philosophe comme son compatriote Amo, Nkrumah apparait comme un homme qui a été longtemps intéressé par cette histoire extraordinaire d’Anton Wilhem Amo. Encore étudiant, il disait « En Amérique je découvris qu’Amo, un Nzima d’Axim, avait rédigé une thèse intitulée « Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi…. » publiée à Halle en 1738. J’appris aussi qu’une copie de ladite thèse avait été déposée au British Museum et j’avais envisagé de rédiger une brochure sur l’oeuvre de cet érudit, premier en date de la Côte de l’Or. Arrivé à Londres, je me rendis, plein d’expectative, au British Museum. Mais hélas ! la thèse d’Amo avait été détruite lors d’un bombardement par les Allemands en mai 1941 ».[1] Avec l’indépendance du Ghana en 1957, Nkrumah devient président. Il « confiera aux philosophes William Abraham, alors l’un de ses proches conseillers, et Kwasi Wiredu la mission de rechercher et de ramener au Ghana les copies encore disponibles de l’oeuvre d’Amo. Nkrumah lui-même cite dans son livre Consciencism publié en 1964, le De Humanae Mentis Apatheia (1734), dont Abraham et Wiredu avaient alors réussi à se procurer une copie de la version originale en latin. »[2] C’est ainsi qu’avec ces intellectuels notamment William Abraham, de nouvelles connaissances sur Anton Wilhem Amo ont été acquises.
Biographie
Né vers 1703 à Axim ( à ne pas confondre avec Axum qui fait référence à l’Ethiopie), à l’extrême sud-ouest du Ghana actuel, Anton Wilhem Amo est issu du groupe ethnique Nzema et du peuple Akan. En 1707, le jeune Amo aurait été capturé par la Geoctroyeerde Westindische Compagnie (Compagnie néerlandaise des Indes occidentales). «Amo est kidnappé et transporté en Hollande », écrit Simon Mougnol. Il faut noter que cette compagnie est présente sur la cote de l’or (Ghana) depuis 1667. Après sa capture, le jeune Amo est offert en cadeau au Duc de Wolfenbüttel Antoine-Ulrich. Le duc Anton Ulrich et son fils Wilhelm August furent ses parrains et lui donnèrent son nom : Anton Wilhem. Cependant, la date du baptême varie suivant les sources. Pour William Abraham, il fut baptisé en 1708 alors que Christine Damis avance l’année 1707. Dans la biographie qu’elle a faite sur Amo, elle écrit « En tout cas, la première mention écrite concernant Amo se trouve dans les registres des baptêmes de la chapelle de Brunswick-Wolfenbüttel. Le 29 juillet 1707 y fut baptisé « ein Kleiner mohr in der Salzthal=Schloß Cappell […] u. Anton Wilhelm genannt worden » . Cependant, il faut noter que dans sa nouvelle famille, Anton est bien traité, il n’est pas esclave. Les dédicaces de ses thèses sont solides à cet égard. Entre 1717 et 1720, Anton Wilhem Amo est à l’Académie Ritter de Wolfenbüttel, qu’il quittera pour l’Université de Helmstedt de 1721 à 1724. Trois ans plus tard, Il va quitter cette université pour s’inscrire à celle de Halle . Cette université, fondée en 1694, était considérée comme un des centres des Lumières en Allemagne. C’est surtout le nom de Christian Wolff (occupant la chaire de philosophie de 1706 à 1723 et de nouveau entre 1740 et 1754) qui a vivement contribué à la réputation de cette Alma Mater. Amo sera grandement influencé par Wolff. Il apparait une des figures de proue de la philosophie Wolffienne. Il faut noter que dans cette université, Amo avait débuté par des études de Droit avant d’entamer la philosophie. Yoporeka Somet écrit « Cette influence décisive du wolffianisme ne doit pas cependant faire oublier que la toute première formation universitaire d’Amo fut le Droit. »
Ses études seront couronnées par une première thèse intitulée De jure Maurorum in Europa (Sur le droit des Noirs en Europe) en novembre 1729. Amo se révèle comme un grand intellectuel et oriente ses études sur l’Afrique dans un contexte où le noir était vu comme un animal. Voici des mots rédigés par le directeur de la thèse Johann Peter von Ludewig : « Ici séjourne depuis quelques temps un étudiant noir du nom d’Anton Wilhelm Amo, appartenant à la Cour de son Altesse Royale de Wolfenbüttel. Ayant auparavant acquis la maîtrise de la langue latine, il a poursuivi avec diligence et beaucoup de succès des études de droit privé et public. Devenu expert en ces matières, et en accord avec ses maîtres, il s’est inscrit en vue de présenter sa première dissertation, sous la direction du Doyen von Ludewig. Pour coller aux circonstances d’alors, ainsi qu’à sa situation personnelle, ils ont convenu ensemble que le sujet de la dissertation porterait sur le thème suivant : « De jure Maurorum in Europa », autrement dit « Sur le droit des Noirs en Europe ». Dans cette dissertation, non seulement il a montré, en se fondant sur le Droit et l’Histoire, que les rois d’Afrique avaient été à une époque donnée vassaux de l’empereur romain et que chacun d’eux avait une franchise impériale, franchise que Justinien a, à son tour renouvelée ; mais il a encore tout spécialement examiné la question de savoir dans quelle mesure la liberté ou la servitude des Africains vivants en Europe après avoir été achetés par des chrétiens était ou non en accord avec les lois alors en vigueur à cette époque ».[3]
Les études d’Amo ne vont pas se limiter au Droit et à la philosophie. En Septembre 1730, il s’inscrit à l’Université de Wittenberg pour étudier la psychologie et la médecine. Le 17 octobre de la même année, il reçoit le titre de « Magister », c’est-à-dire de Maître en philosophie et dans les arts libéraux. Cela lui permet d’enseigner dans cette université. En 1736, Amo retourne à l’Université de la Halle, cette fois ci comme professeur de philosophie. Deux ans plus tard, il publie « Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi » (Traité de l’art de philosopher avec simplicité et précision). Après trois ans, Amo quitte de nouveau Halle pour l’Université d’Iéna où sa candidature à un poste de professeur a été acceptée en juillet 1739. Il y séjournera jusqu’à son retour en Afrique vers la fin de l’année 1747. Dans son ouvrage, l’Evêque constitutionnel de Blois, l’Abbé Grégoire précise les raisons qui ont poussé Amo à retourner au Ghana :
« Après la mort du prince de Brunswick, son bienfaiteur, Amo, tombé dans une mélancolie profonde, résolut de quitter l’Europe qu’il avait habitée pendant trente ans, et de retourner dans sa terre natale à Axim, sur la Côte d’Or. Il y reçut, en 1753, la visite du savant voyageur et médecin David-Henri Gallandat, qui en parle dans les Mémoires de l’Académie de Flessingue, dont il était membre ».[4] Il restera en Cote de l’or (Ghana) jusqu’à sa mort. Selon Yoporeka Somet, il serait mort en 1758 dans des conditions tragiques. Il relate en ces termes « Lorsqu’en 1758 il meurt prisonnier au Fort négrier San Sebastian de Chama sur la côte atlantique dans l’actuelle République du Ghana, Anthony William Amo est, comme des millions d’Africains avant et après lui, une victime anonyme du système d’exploitation esclavagiste qui est à la base de l’expansion européenne depuis le XVème siècle. Trop âgé, une fois revenue dans sa terre natale, pour être vendu comme esclave, sa très bonne connaissance de la société européenne d’alors et surtout son engagement déjà ancien pour les droits des Africains le rendait dangereux aux yeux des différents négriers qui écument alors les côtes africaines. »
« Anton Wilhelm Amo doit être connu, aimé et pris pour modèle : en son temps, il avait affronté une situation encore plus déstructurante que celle d’aujourd’hui. Mais cette confrontation avec l’horreur, qu’il convient de maudire, ne l’empêcha pas de rester debout, de faire marquer son nom parmi nos aînés dont les parcours contredisent tous les savants propos tendant à montrer l’infériorité du Noir. »
C’est avec ces mots de Simon Mougnol de nous achevons cet article. Triste est de savoir qu’aujourd’hui Amo reste encore méconnu, ses œuvres pas exploitées au profit de la pensée philosophique occidentale.
Photo de couverture : Portrait d’Anton Wilhem Amo © printest
Bibliographie
Damis Christine, Le philosophe connu pour sa peau noire : Anton Wilhelm Amo, Rue Descartes 2002/2 (n° 36), pages 115 à 127
Faye Ousseynou, Anton Wilhem Amo ou le miroir de l’Afrique brisée in Mélanges en hommage au professeur Mbaye Gueye, Faculté des lettres et sciences humaines – Ucad, Janvier 2009
Mougnol Simon, Amo Afer, Un Noir, professeur d’université en Allemagne au XVIIIe siècle ; Paris, L’harmattan, 2010, 222 pages
Somet Yoporeka, Anthony William AMO : sa vie et son œuvre, Ankh n°16, 2007, PP 128-151
[1] Kwame Nkrumah, Ghana : Autobiographie, 1957, Paris, Présence Africaine, traduction de Charles L. Patterson, p. 191
[2] Yoporeka Somet, Anthony William AMO : sa vie et son œuvre, Ankh n°16, 2007
[3] Traduction personnelle à partir des versions anglaise citée par W. E. Abraham in Anthony William AMO : sa vie et son œuvre par Yoporeka Somet
[4] Abbé Grégoire, De la littérature des Nègres ou recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature (1808), Paris, Perrin, 1990, Introduction et notes de Jean Lessay, p. 201. In Anthony William AMO : sa vie et son œuvre par Yoporeka Somet