Les documents disponibles montrent à l’évidence qu’à partir de 1880, les Français adoptèrent une politique d’élargissement de leur zone d’influence sur toute la région, du Sénégal au Niger puis jusqu’au Tchad, en reliant les territoires conquis grâce à leurs avant-postes du golfe de Guinée en Côte-d’Ivoire et au Dahomey. L’application de cette politique fut confiée aux officiers de la marine nationale qui, à partir de 1881, furent responsables
de l’administration de la région du Sénégal. Il n’est donc pas étonnant que, pour étendre leur domination sur la région, les Français aient choisi quasi exclusivement la conquête militaire au lieu de conclure des traités de protectorat comme l’avaient fait les Britanniques. En ce qui concerne les réactions des Africains, ils ne négligèrent aucune des possibilités qui leur
étaient offertes, à savoir la soumission, l’alliance et l’affrontement. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, la grande majorité des dirigeants choisirent la stratégie de la résistance active plutôt que la soumission ou l’alliance ; cette résistance s’est révélée bien plus violente que dans les
autres régions de l’Afrique occidentale pour deux raisons principales. La première, déjà mentionnée, c’est que les Français choisirent quasi exclusivement d’étendre leur domination par la force, ce qui ne pouvait que susciter des réactions violentes. La deuxième raison est que l’islamisation y était beaucoup plus forte que dans le reste de l’Afrique occidentale et, comme l’a souligné Michael Crowder, « pour les sociétés musulmanes d’Afrique occidentale, l’imposition d’une domination blanche signifiait la soumission à l’infidèle, situation intolérable pour tout bon musulman », les habitants
de cette région avaient donc tendance à s’opposer aux Européens avec une ardeur et une ténacité qu’on ne retrouvait pas toujours chez les non-musulmans.
Pour illustrer ces considérations d’ordre général, nous verrons plutard les événements en Sénégambie, dans les empires toucouleur et manden, dans le pays baulé de Côte-d’Ivoire et enfin, au Dahomey.
La Sénégambie
Au Sénégal, où la conquête avait commencé en 1854, la France disposait en 1880 de solides points d’appui avec l’annexion du Walo, de la partie septentrionale du Kayor et du Jander.
Depuis 1860, le protectorat français était imposé aux États du Haut-Sénégal. Pour maigres qu’ils fussent, ces résultats n’avaient pas été obtenus sans difficultés. Bien que chassés du Kayor en 1864 par la France, le damel de Kayor, Latjor, n’en choisit pas moins la stratégie de la confrontation en poursuivant la lutte contre les Français.
En 1871, à la faveur de la défaite française devant la Prusse, le gouverneur du Sénégal renonça à l’annexion du Kayor et le reconnut une fois de plus Damel. Dès lors s’établirent entre Latjor et l’administration française du Sénégal des relations cordiales.
En 1879, le gouverneur Brière de l’Isle obtint du damel l’autorisation de construire une route reliant Dakar à Saint-Louis. Mais, lorsqu’en 1881 Latjor apprit qu’il s’agissait en fait d’un chemin de fer, il se déclara hostile au projet. Il n’ignorait pas que le chemin de fer mettrait fin à l’indépendance du Kayor.
En 1881, lorsqu’il sut que la construction allait incessamment commencer, il prit des mesures pour l’empêcher. Les ordres furent donnés à tous les chefs de punir sévèrement tout sujet du Kayor qui fournirait quoi que ce fût aux travailleurs français. Ensuite, des émissaires fu
Le 17 novembre 1882, il envoyait une lettre au gouverneur Servatius pour lui interdire de commencer les travaux, même dans la banlieue dont le territoire était partie intégrante du Kayor. Voici ce qu’il écrivait : « Tant que je vivrai, sache-le bien, je m’opposerai de toutes mes forces à l’établissement de ce chemin de fer […] La vue des sabres et des lances est agréable à nos yeux. C’est pourquoi chaque fois que je recevrai de toi une lettre relative au chemin de fer, je te répondrai toujours non, non, et je ne te ferai jamais d’autre réponse. Quand bien même je dormirais de mon dernier sommeil, mon cheval Malaw te ferait la même réponse ».
On ne saurait mieux dénoncer ceux qui ne voient dans cette position de Latjor que le caprice d’un féodal sans aucun souci de l’intérêt de son peuple. Quoi qu’il en fût, constatant entêtement du gouverneur à réaliser le projet, Latjor interdit à ses sujets de cultiver l’arachide. Il était persuadé que sans cette graine les Français rentreraient chez eux. Il obligea aussi les populations proches des postes français à s’établir au coeur du Kayor. Les villages des récalcitrants furent incendiés, leurs biens confisqués.
En décembre 1882, le colonel Wendling pénètre dans le Kayor, à la tête d’une colonne expéditionnaire composée surtout de tirailleurs africains et d’auxiliaires des territoires annexés. Pour avoir combattu les Français depuis 1861, Latjor savait qu’il avait peu de chance de les vaincre en combat classique. Il décrocha à l’approche de Wendling et alla s’établir au Jolof. Au Kayor, Wendling donna le pouvoir à Samba Yaya Fall, cousin de Latjor. En août 1883, il était destitué et remplacé par Samba Laobe Fal, neveu de Latjor. Le gouverneur était persuadé que Latjor ne ferait jamais la guerre à son neveu. Il ne s’était pas trompé. Latjor trouva un compromis avec son neveu qui l’autorisa en 1885 à revenir au Kayor.
En octobre 1886, Samba Laobe Fal était tué à Tivaouane par un détachement de spahis. Le gouverneur Genouille décida alors la suppression du titre de damel, divisa le Kayor en six provinces confiées à d’anciens captifs de la couronne. Un arrêté fut également pris expulsant Latjor du Kayor. Lorsque notification de cette mesure lui fut faite, Latjor entra dans un véritable état
de rage. Il mobilisa ses 300 partisans qui lui étaient restés fidèles en dépit des vicissitudes de sa fortune. Il délia toutefois de leur serment ceux qui n’étaient pas décidés à mourir avec lui et entra en campagne contre les Français et leurs alliés, ses sujets de naguère. Latjor avait la ferme intention de vendre
chèrement sa vie. Aussi feignit-il de se conformer à la mesure d’expulsion en prenant le chemin de Jolof. Par une de ses audacieuses contremarches, il parvint à se placer, à l’insu de tous, entre ses ennemis et la voie ferrée.
Le 27 octobre 1886, vers 11 heures, il surprit au puits de Dekhle les Français et leurs alliés et leur infligea de lourdes pertes. Il y trouva la mort ainsi que ses deux fils et 80 de ses partisans. La mort de Latjor mettait naturellement fin à l’indépendance du Kayor et allait faciliter la mainmise française sur le reste du pays.
Source : Histoire Générale de l’Afrique Noire, VII. L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935