Comme la plupart des chefs africains, Ahmadu, fils et successeur d’Al Hadj Umar, fondateur de l’empire tukuloor , était résolu à défendre son empire et à en préserver l’indépendance et la souveraineté. Pour atteindre ces objectifs, il choisit une stratégie d’alliance et d’affrontement militant. Toutefois, contrairement à la plupart des chefs de la région, il
s’appuyait sur l’alliance plus que sur la résistance. En fait, nous verrons que, depuis son arrivée au pouvoir jusqu’en 1890, il persista à rechercher l’alliance ou la coopération avec les Français, et ce n’est qu’au cours des deux années suivantes qu’il se résolut à l’affrontement armé.
Cela dit, il n’est pas surprenant qu’Ahmadu ait adopté cette stratégie particulière, car les réalités politiques et économiques auxquelles il était confronté ne lui laissaient guère d’autre choix. Politiquement, et dès le début de son règne, Ahmadu dut se battre sur trois fronts : contre ses frères qui contestaient son autorité, contre ses sujets — Bambara, Mandenka (Manden, Mande, « Mandingues »), Peul et autres — qui détestaient profondément leur nouveau maître tukuloor et voulaient recouvrer leur indépendance par la force, et contre les Français. Pour aggraver les choses, son armée était numériquement plus faible que celle qui avait permis à son père de créer l’empire, puisqu’elle ne comptait plus que 4 000 talibés (ces étudiants
religieux qui formaient l’ossature de l’armée d’Umar) et 11 000 sofa [fantassins] en 18668, il n’exerçait pas sur elle la même autorité que son père et n’était pas capable de la motiver avec la même force.
Comme il fallait s’y attendre, Ahmadu se préoccupa donc en priorité de renforcer sa propre position en traitant avec ses frères — en fait, certains d’entre eux
Bien que ce traité n’eût pas été ratifié par l’administration française, qu’Ahmadu n’eût reçu aucun canon et que les Français n’eussent pas cessé d’aider les rebelles (allant jusqu’à attaquer Sabusire, forteresse tukuloor de Kuasso en 1878), Ahmadu n’en conserva pas moins une attitude amicale envers les Français. Cela lui fut très utile car il put ainsi étouffer les tentatives de rébellion de ses frères en 1874 ainsi qu’au Ségou et à Kaarta à la fin des années 1870. Aussi ne fit-il aucune difficulté lorsque les Français, qui avaient besoin de sa coopération pour préparer la conquête de la région située entre le Sénégal et le Niger, le pressentirent en 1880 pour de nouvelles négociations. Ces négociations, conclues par le capitaine Gallieni, aboutirent au traité de Mango, par lequel Ahmadu s’engageait à autoriser les Français à construire et à maintenir en état des routes commerciales dans son empire
et leur accordait le privilège de construire et de faire circuler des bateaux à vapeur sur le Niger. En échange, les Français reconnaissaient l’existence de son empire comme État souverain, acceptaient de lui accorder le libre accès au Fouta, s’engageaient à ne pas envahir son territoire et à n’y construire aucune fortification. Surtout, les Français acceptaient de payer un tribut de 4 canons de campagne et 1 000 fusils, une rente annuelle de 200 fusils, 200 barils de poudre, 200 obus d’artillerie et 50 000 amorces.
Ce traité était manifestement une grande victoire diplomatique pour Ahmadu et, si les Français l’avaient ratifié et en avaient observé sincèrement les clauses, il est indubitable que l’empire d’Ahmadu aurait survécu. Mais, bien entendu, Gallieni lui-même n’avait pas l’intention d’appliquer le traité que, de toute façon, son gouvernement ne ratifia pas. Sous le nouveau
commandant militaire du Haut-Sénégal, le lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes,les Français commencèrent dès 1881 à envahir l’empire.
En février 1883, ils occupèrent sans coup férir Bamako, sur le Niger, et ils purent lancer leurs canonnières sur le fleuve en 1884 sans que les Toucouleur n’offrent de
résistance. La seule réaction d’Ahmadu fut d’interdire tout commerce avec les Français.
En 1884, Ahmadu entreprit, à la tête d’une imposante armée, de remonter le Niger en direction de Bamako. Mais, contrairement à tout ce qu’on pouvait prévoir, il renonça à attaquer ou à menacer les fragiles lignes de communication des Français pour aller assiéger Nioro, capitale de Kaarta, en vue de déposer le roi Moutaga, son frère, qu’il jugeait trop indépendent à l’égard de l’autorité centrale.
Qu’Ahmadu ait choisi d’attaquer son frère plutôt que les Français montre assez qu’il ne maîtrisait pas encore pleinement la situation dans son empire et avait besoin de l’appui des Français, surtout si l’on tient compte du fait que les Bambara du district de Beledugu près de Bamako étaient eux aussi
en dissidence. C’est sûrement ce qui explique la réaction d’Ahmadu aux invasions françaises entre 1881 et 1883. Il avait d’autant plus besoin de la coopération française que le siège de Nioro avait encore affaibli son potentiel militaire.
Pour leur part, les Français éprouvaient également un besoin urgent de s’allier avec Ahmadu. Entre 1885 et 1888, ils combattaient la rébellion du chef soninke Mamadou Lamine et étaient donc particulièrement soucieux d’éviter toute alliance entre lui et Ahmadu. Aussi, et bien qu’il sût parfaitement que les Français continuaient à aider les rebelles bambara, Ahmadu accepta de conclure avec eux le traité de Gori, le 12 mai 1887. Aux termes de ce nouveau traité, Ahmadu acceptait de placer son empire sous la protection nominale des Français, qui s’engageaient en retour à ne pas envahir ses territoires et à lever leur interdiction frappant les ventes d’armes à Ahmadu.
Mais, en 1888, les Français ayant maté la rébellion de Lamine et conclu, comme on le verra plus loin, un autre traité avec Samori Touré, n’avaient plus besoin de s’allier avec Ahmadu. Cette évolution de la situation et l’agressivité du commandement militaire français expliquent le déclenchement de nouvelles hostilités contre Ahmadu, dont le signal fut l’attaque, en février 1889, de la forteresse toucouleur de Kundian, « cet obstacle gênant sur la route de Siguiri et de Dinguiray ». L’opération n’eut pas la célérité souhaitée. Le tata était très solidement construit avec des doubles murs de maçonnerie et la garnison avait dégarni les toitures de chaume pour empêcher la propagation rapide d’un incendie.
Pour ouvrir une brèche, Archinard fut obligé de procéder pendant huit heures à un bombardement intensif de la muraille avec ses pièces d’artillerie de montagne de 80 mm. Les Toucouleur qui avaient résisté à ce déluge de feu et d’acier opposèrent une résistance farouche aux Français, ripostant aux bombardements par des salves de mousquets ininterrompues et défendant le terrain maison par maison. Beaucoup de défenseurs périrent les armes à la main.
Ahmadu, aux prises avec ses difficultés internes, transposa alors le conflit sur le plan religieux. Il invita tous les musulmans de l’empire à prendre les armes pour la défense de la foi. Des lettres furent envoyées au Jolof, en Mauritanie, au Fouta, pour demander du secours. Ces démarches ne donnèrent
pas de résultat satisfaisant et Archinard, après avoir procédé à des préparatifs minutieux et s’être procuré un armement adéquat s’empara de la capitale de l’empire en avril 1890. De là, il marcha sur la forteresse de Wesebugu, défendue par des Bambara fidèles à Ahmadu qui se firent tous tuer, non sans avoi
Poursuivant son offensive, Archinard s’empara de Koniakary après avoir écrasé la résistance des Toucouleur. Devant l’opiniâtreté de la résistance des garnisons toucouleur, Archinard marqua untemps d’arrêt et demanda à Ahmadu de capituler et d’aller s’installer dans un village de Dinguiray en simple particulier.C’est alors qu’Ahmadu se décida enfin à renoncer à la diplomatie pour recourir aux moyens militaires. En juin 1890, ses soldats attaquèrent la voie ferrée à Talaari et de nombreuses escarmouches les opposèrent aux Français entre Kayes et Bafulabe. En septembre, profitant de l’isolement de Koniakary par les eaux, ils cherchèrent à le conquérir, mais sans succès.
Cependant, Ahmadu se préparait également à défendre Nioro. Il divisa ses troupes en quatre groupes. Le gros des troupes était concentré autour de Nioro, sous le commandement du général bambara Bafi et de l’ex-roi du Jolof Alburi Ndiaye.
Le 23 décembre 1890, l’armée de Bassiru était dispersée par les Français et, le 1er janvier 1891, Archinard entrait à Nioro. La tentative d’Albury Ndiaye de reprendre Nioro le 3 janvier se solda par un échec et la déroute de l’armée toucouleur. Il se retira au Macina, qu’il quitta après le rude combat de Kori-Kori.
Même dans son exil en territoire hawsa, il avait maintenu à l’égard des Français « une indépendance sans compromission ».
Source : Histoire Générale de l’Afrique Noire, VII. L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935